Et au troisième jour il n’est pas monté au ciel


Guy Debord
Critique de la séparation - 1961



Et puis Wiltord vint. A la 93e minute et 6 secondes, le Grand Récit reprenait.
Il y avait eu les Annonces, les temps nouveaux en gestation dans l’obscurité, là, en Espagne, le prophète Battiston terrassé par les forces du mal, et la Première réalisation, en 98, on s’en souvient tous, le doigt songeur de Thuram sur ses lèvres, à genoux, que se passait-il, qu’est-ce qui advenait ? Le doigt de Dieu se posait sur eux. Comme événement comparable, j’ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne vois que ce spectacle inouï, le 12 octobre 1987, les Beattles enfin réunis sur la Place Rouge, le bruit du biréacteur s’éteignant pour laisser la place à la rythmique de Ringo Starr, la voix retrouvée de Lennon, et cet improbable et inoubliable Back to Ussr mille fois repris par cent mille spectateurs, et toutes les télévisions devant l’improbable et fabuleux événement.
Enfin il y eut la Visitation. Il était parti au loin, dans les riches plaines opulentes où le miel coule à profusion, et là, la visite de l'angel’ange était venu le voir, “lève-toi, prends ton baluchon, rejoins ton pays, les tiens t’attendent, je te fais la promesse, tu auras la terre promise, je te promets la deuxième étoile.” L’Elu avait rejoint son peuple, ils étaient repartis pour la Grande Bataille, la deuxième étoile rutilait déjà sur certains murs, le monde entier se préparait, seul Domenech tirait la gueule. Et il y eut cette 104ème minute magique, le vieux lion bondissant avait expédié la balle d’un coup de tête divin dans les filets de l’ennemi. St-Léger-Léger, au 3ème rang des VIP, en proie à une inspiration divine, griffonnait l'insurrection de l'âmequelques vers, les anges descendirent sur le terrain, et là, ils le servaient. Barthès, soudain, était auprès de lui, il lui baisa le front. Puis il y eut ce tour de piste, comme un rêve, toujours, sans fin, cette clameur sans fin, St-Léger toujours plus léger, toujours plus amphigourique. Tous virent la lumière, le paysan du bord du YantSé ou de la Garonne, les gringos texans, les invasions miséreuses et sableuses de Salvador de Bahia, les cases du contient perdu éclairées par l’écran lumineux, et alors la terre s’embrasa et il fut emporté au ciel il fut emporté au ciel, on le vit tous, soudain silencieux, s’élever et disparaître dans la nuée, rejoindre le Père à la droite duquel il est assis et nous contemple en attendant le Jugement, Zinédine Zinane, loué soit son nom, que la terre entière proclame ton nom, toi le juste parmi les justes.

Bon, OK, ça ne n’est pas passé comme ça. Lennon a terminé des années plus tôt, assassiné à un angle de rue, les impossibles retrouvailles le resteront définitivement, ils continueront éternellement jeunes à chanter sur une toile noire rayée de gris, Buffon a réalisé l’arrêt de sa vie, et nous avons perdus. Zidane est descendu aux Enfers, tout sera oublié, jusqu’au geste merveilleux, restera en mémoire la seule image de l’impossible coup de tête, et l’agneau sacrifié quittant l’Olympe, marqué du fer rouge et inaltérable qui brisa sa fabuleuse trajectoire.

Bon, ça ne n’est pas passé comme ça. Ce n’est pas Zidane qui est descendu aux Enfers. Voilà ce qui s’est passé : il a défait son brassard de porteur, il l’a donné, non, il l’a imposé au portier, à Barthès, celui, précisément, qu’on crucifie. Ils auraient vaincu ensemble, l’ariégeois mourra seul. Passion noire, inversée, sans le baiser à l’ami. Qui, donc, sait maintenant son destin scellé : il sera crucifié. 5 centurions, 5 coups, 5 plaies. Pirlo, puis ce type très grossier dont même nos fils oublieront le nom, enfin le funestre trio, De Rossi, Del Piero, Grosso. Il va mourir. Il ne ressuscitera pas, on ne le verra plus, ni à l’Elysée avec les apôtres, quand Dieu pardonne, ni plus tard. Certains, par la suite, diront bien l’avoir aperçu, à Toulouse, non, pas à Toulouse, à Nantes, oui, il est passé, on l’a vu, il est reparti, entouré de violence, définitivement condamné à errer.

Reste le 10, le passeur, le messager, l’esprit qui revient, lumineux, trois jours plus tard, cela avait été annoncé, pourquoi donc êtes vous surpris ?
Que s’est-il passé, durant ces trois jours ? il a vu Dieu, le Père, le vrai, pas le clown triste, celui qui a tout créé, et le Père lui a dit : ne casse pas mon monde. On a discuté, avec les avocats, les mecs du marketing, les médias. Tu vas redescendre, voilà ce que tu vas leur dire. Ce n’était pas bien. Il y a des valeurs. La famille. Et les enfants regardaient. Pardon pour eux, laissez-les encore venir à moi, j’ai encore tant de choses à leur dire, Danone, Orange, Grand Optical, Adidas. Je n’ai pas fauté. Je suis toujours le Juste que vous avez connu. Je resterai avec vous jusqu’à la fin des temps, je continuerai à vous dire ce qui est bon : Générali, Louis Vutton, Yamamoto, Canal+, le Mundial au Quatar.
Lorsque, après la catastrophe généralisée, on voudra comprendre, le plus simple sera de repenser à ça, cet événement qui a été le plus important de 2006. Qu’on aimait les histoires, panem et circense, qu’au dessus de tout, il y a le spectacle. Qu’à la fin, il y a la chute, qu’à la fin ne reste que la guerre, la belle guerreles nouvelles guerres. Le Guerrier en treillis, prêt pour son dernier combat. Que nous perdons, vautré, à notre poste, soldats zombies oublieux de ce qu’il aurait fallu défendre.