Une petite fantaisie française

La fantasy a longtemps été considéré en France, patrie des lettres et des arts, comme un genre mineur générant des histoires remplies d’êtres magiques juste bons à occuper les grands adolescents. Les jours de ce dénigrement sont sans doute révolus. Il y avait d’abord eu la parution du fabuleux American Gods, de Neil Gaiman, conseillé par les deux petits jeunes de l’excellente librairie les Petit Papiers. Un grand moment vous attend. Mais un auteur anglo-saxon ne saurait suffire à établir un genre littéraire au panthéon des lettres, et cette catégorie attendait son Victor Hugo bien de chez nous. Cocorico ! c’est désormais chose faite, par la grâce d’un livre passé bizaremment relativement inaperçu lors de sa parution, ou plutôt abordé dans des rubriques autres que littéraire, pour des raisons liées à sa très grande qualité et que la suite du texte va éclairer.
Il était scandaleux que l’on soit passé à côté de ce texte à l’onirisme puissant, les lignes qui suivent n’ayant d’autre souhait que de ne pas le laisser sombrer dans l’oubli.

Le contexte

Respectueux des contraintes du genre, l’amorce du texte inscrit le récit dans une époque qui par certains côtés l’apparente à la situation contemporaine. Un premier paragraphe décrit l’univers dans lequel va se dérouler l’action : un monde à bout de souffle, marqué par “les désordres, les injustices, les désastres écologiques, l’épuisement des ressources naturelles, des inégalités extrêmes”(p.5), un univers dominé par des vieillards, régi par “la rente triomphante : dans les fortunes foncières, dans la collusion des privilégiés, dans le recrutement des élites”, des “inégalités plus criantes que jamais, le scandale absolu du chômage des jeunes, un modèle social en faillite”(p.9).

Le décor est ainsi posé dans un savoureux clin d’oeil à la situation contemporaine. Le trait, ce sera une permanente dans ce texte, est forcé, plaçant sans équivoque l’auteur dans le courant littéraire dit des déclinistes, héritiers très lointains du Père Ubu. Mais c’est ici pour dénoncer cet état d’esprit dans une parodie par l’excès dont les exemples sont nombreux, tel ce tonitruant “la France n’a plus aucun acteur significatif dans le logiciel ni dans la fabrication d’ordinateurs, de serveurs et d’équipements annexes”(p.55), dont la comparaison avec la situation réelle, qui démontre la qualité et la présence de l’esprit français dans le secteur informatique, par exemple ici ou donne la mesure. Cocorico, le génie français a encore de beaux jours devant lui :) Mais revenons au livre.
L’auteur introduit alors dans ce décor - l’annonce est faite dès le deuxième paragraphe - ce qui sera le fil conducteur du récit : il existe une solution pour créer un monde nouveau. Cette solution, un groupe de sages la détient. Et ils sont férocement déterminés à sauver la civilisation. Ce groupe est composé de ce que la terre a pu produire de meilleur ces cinquante dernières années : des vieillards vertueux, aux puissances réflexives à peu près sans limite, et courageux.

”Avant de se lancer dans l’action, il ne faut pas que la main tremble.”(p.20)

La suite du texte sera la présentation de cette solution.

Le projet : “LA Grande Entreprise”

Pour mener à bien cet ambitieux et presque impossible projet – le ressort fondamental du récit sera d’en montrer la faisabilité en défaisant subtilement l’ensemble des impossibilités qui naissent à la présentation du Grand projet – faisant fi des habillages démocratiques qui autorisaient toutes les dérives monarchiques, l’auteur n’hésite donc pas à promouvoir ce gouvernement des sages. Leur décision ouvrent ouvrent le roman « Le moment est venu… ». Et leur décision, aussitôt dévoilée, consiste dans La grande entreprise, à savoir : dresser la liste des 316 choses à faire pour que le monde soit sauvé,

316 décisions, qui constituent autant de réformes majeures. Toutes sont critiques. Elles constituent un plan global.(p.13)

Et c’est parti pour 250 pages d’un délire à la précision roborative et à l’humour réjouissant.

Un nouvel espace/temps

Jugeons du procédé. Cet objectif, détaillé dans un savoureux sabir administratif : “Se donner les moyens pour que tout élève maîtrise avant la fin de la sixième le français, la lecture, l’écriture, le calcul, le travail de groupe, l’anglais et l’informatique” (dans une version intiale expurgée ensuite, la liste se poursuivait : pour les filles, l’art de la promotion par la technique dite du canapé, pour les racailles, un cours sur le port de la casquette lors des entretiens) “, doit être introduit sans pour autant alourdir la charge scolaire des enfants” … dont le volume de connaissances doit cependant être encore augmenté. “L’apprentissage de l’anglais et l’usage d’Internet doivent être développés massivement dès le primaire.” Attendez, ce n’est pas fini, “l’enseignement de l’économie doit être aussi, dès le primaire, concret, positif, et exigeant sur les dimensions éthiques, sociales et écologiques de la croissance.”
Et, non, ce n’est toujours pas fini, non seulement il convient de ne pas alourdir la charge scolaire des enfants malgré l’ajout massif de matières mais il faut même - attention, il y a un gros bug logique - la réduire, le tout devant se faire dans des « journées plus courtes et plus légères »(p.25), le début d’après-midi étant réservé au sport ET à la détente.

Plaçant ce texte dans la lignée du monde des à de Van Vogt, le rapport préconise, ce sera La Décision Fondamentale N° 1, de faire exploser l’espace-temps traditionnel. Pour ce faire, plusieurs procédés seront utilisés, au premier rang desquels, tout commençant par l’éducation, la ”CHOSE A FAIRE n° 2 : Repenser le socle commun des connaissances pour y ajouter le travail en groupe, l’anglais, l’informatique et l’économie.”(p.26)

La dimension surréaliste du texte dès lors définitivement assise dans ce clin d’oeil aux montres molles de Dali explosant dans une jouissance cosmique les anciens repères temporels, l’auteur peut déployer toute sa puissance parodique dans un sentiment jubilatoire vite partagé par le lecteur. Ainsi ce, attention, respirez avant de commencer la lecture : « Prévoir dans la loi que les surfaces collectives de rez-de-chaussée ne soient pas prises en compte dans le calcul du coefficient d’occupation des sols et inciter les promoteurs à y aménager des espaces de vie, de rencontre et d’accès au numérique »(p.131), qu’il convient de lire d’un trait avant d’y revenir pour en goûter tous les ondoiements syntaxiques et sémantiques dont l’efficacité suggestive fait nécessairement naitre dans l’esprit du lecteur le rappel de certaines séquences parmi les plus fameuses de Brazil, mélange de bureaucratisme kafkaïen et de paranoïa genre “le meilleur des mondes”…

L’axiomatique fondamentale de notre monde s’y trouve naturellement vivifiée. Time is Money, or le temps a explosé donc l’argent va couler à flot. Ainsi, on va pouvoir payer tout le monde pour tout :

  • les chercheurs d’emploi : “considérer la formation de tous les chercheurs d’emploi comme une activité nécessitant rémunération”(p.231),
  • les créateurs joyeusement piratés : “Les auteurs et interprètes des oeuvres musicales et audiovisuelles, aujourd’hui souvent téléchargées gratuitement sans que les créateurs soient rémunérés, doivent recevoir une juste rémunération”,
  • les apprentis : “Inciter les partenaires sociaux à revaloriser la rémunération des apprentis”,
  • les stagiaires : “Les étudiants en stage seront décemment rémunérés”,
  • sans oublier la classe exploitée et miséreuse des notaires : “subventionner les notaires installés dans des zones moins rémunératrices”(p.168).

    Le trait est volontairement épais, mais ça marche, on se marre. Bon, mais qui va payer ? Une fois le projet exposé, l’intrigue se resserre, l’auteur adopte alors (p.220) le style froid et précis d’un gestionnaire, dans une qualité d’imitation de grande qualité.
    Ce ne sera pas l’état, car il convient de “réduire dès cette année la part des dépenses publiques dans le PIB.” D’ailleurs, les caisses sont vides. Oui, enfin presque, ça dépend, enfin, c’est compliqué vous pouvez pas comprendre mais il faut savoir raison garder.
    Bon, pas les entreprises, n’oublions pas le taux insoutenable de 8% prélevés sur leurs bénéfices que les entreprises du CAC 40 doivent verser dans le puits sans fond de la gabegie publique, il conviendra donc continuer à «réduire le coût du travail pour toutes les entreprises en transférant une partie des cotisations sociales vers la Contribution sociale généralisée (CSG) et la TVA.»(p.230) Mais pour autant sans taxer davantage les particuliers (note de la rédaction), car « toute augmentation des impôts risquera d’avoir un effet dépressif sur l’activité ».

    Bref, c’est simple, tout ça, disons, pour faire court, le “demain on rase gratis”, doit être fait « sans alourdir les impôts ni aggraver le déficit ».

    La question, forcément, revient, comment trouver l’argent. Pesante, imprégnant le texte d’une angoisse désormais présente à chaque page. Quelle nouvelle trouvaille va sortir de la géniale inventivité littéraire de l’auteur ? Ne va-t-il pas s’épuiser ? On craint de voir poindre le vieux filon de la planche à billet, facilité de la vie réelle qu’un auteur exigeant ne peut utiliser. Effectivement, l’auteur s’y refuse. Non, simplement, énoncent les sages dans une proposition d’une luminosité sidérante d’intelligence, il-faudra-économiser. Nous étions dans un monde de ténèbres et soudain une grande lumière luit.

    Les moyens sont nombreux : tout d’abord en licenciant plus, pardon, en « accroissant la capacité des salariés à changer d’emploi »(p.122), et donc « en ajoutant à la liste des motifs possibles de licenciement : « la réorganisation de l’entreprise » et « l’amélioration de la compétitivité », en supprimant les temps perdus (« pause-café, défécation, bâillement, étirement des bras seront décomptés du temps de travail, notamment à l’aide de caméra judicieusement placées », la CNIL recommandant à ce propos un floutage des parties intimes dans les vidéos tournées dans les toilettes (), couplées à des systèmes de reconnaissance de forme développés en France, en utilisant moins l’imprimante du service pour les faire-part personnel, et en ne tirant – the last but not the least, la chasse d’eau « que lorsque c’est nécessaire ». Pour commencer. Il faudra ensuite mettre en place des cours de « maitrise des muscles entourant la vessie » pour apprendre icelle à se tenir tranquille pendant le double du temps actuel. Bien que fortement conseillé (voir, pour une compréhension correcte des termes “fortement conseillé”, les pratiques managériales de Orange, dont le modèle a été fort justement récompensé), cet apprentissage devra être considéré comme une formation privée à l’épanouissement personnel et ne saurait être compté sur le temps de travail.

    Et c’est là, alors que le lecteur, subjugué par tant d’intelligence, commence à somnoler dans une douce béatitude, que la deuxième salve est lâchée. Mais cette fois-ci, c’est une bombe :

    « Le tiers des économies faites par les progrès de productivité dans la gestion et par la suppression des gaspillages seront consacré à l’augmentation des rémunérations des fonctionnaires »(p.194)

    QUOI, Y AURA ENCORE DES FONCTIONNAIRES DANS CE PARADIS ???!!! Evidemment, arrivé là, même le lecteur le plus idiot ne pourra plus ignorer, dans ce trait d’humour ravageur, la nature subversive du livre : résider dans un pays où il reste ne serait-ce qu’un seul fonctionnaire et vivre au paradis sont deux choses parfaitement incompatibles ! Après en avoir terminé avec une crise de fou-rire bien excusable, et muni de cette nouvelle base herméneutique (« on peut tout dire, mais de préférence n’importe quoi »), le lecteur passe alors dans un troisième niveau de compréhension qui permet d’assimiler la suite de la lecture à une expérience psychédélique à base de LSD et d’amphé à laquelle seule la lecture – pardon, l’écriture - de “l’Idiot de famille” peut être comparée, et que seul sans doute Mikael Jackson a pour l’instant expérimenté, sans hélas songer à publier le résultat de son étude. Katmandou, tout le monde descend.

    Les temps nouveaux

    Dès lors, une humanité nouvelle est en train de naitre, qui « envisage son avenir avec confiance, préfère le risque à la rente, libère l’initiative, la concurrence et l’innovation. »(p.11) La méthode est simple : « vouloir le changement, partager une envie d’avenir, d’apprendre davantage, de s’adapter, de travailler plus et mieux, de créer, de partager, d’oser.» Cette humanité enfin libérée des besoins considérés comme fondamentaux dans les temps ignorants dont nous sortons à peine (se nourrir, se loger, se vêtir, …) baigne désormais dans le travail comme le foetus dans le liquide amniotique.
    A une différence, elle doit nager, et vite. Nouveau seuil dans le texte, l’accélération étant donné par l’embrayeur « il faut changer de vitesse. »(p.11) Et c’est vrai que, dans une belle reprise au niveau fictionnel de cette proposition sémantique, le récit va en s’accélererant progressivement, révélant dans le même temps le socle épistomologique – car il y en a un – solide masqué par les digressions hallucinées que l’on vient de parcourir : ce « il faut changer de vitesse » constitue en effet - mais nos lecteurs les plus érudits l’auront déjà compris - une allusion parfaitement limpide au 2ème principe de la thermodynamique shadokienne.

    Cette invocation hélas incompréhensible par les plus jeunes maintenant que la mémoire du passé s’est perdue après tant de décennies de bolchevisme rampant, aurait mérité un petit rappel.

    C’est alors parti pour un troisième et dernier tour de manège. Il sera fabuleux.

    D’abord, ce territoire était peuplé de vieillards aux déambulateurs en fibre de verre et de gamins frappés de crétinisme. Il y a bien sur des contre-exemples à cette débilité juvénile, tel ce jeune cerveau à l’intelligence exceptionnelle (1ère année de droit à seulement 22 ans) que son sens du service public avait poussé à accepter la difficile charge de présider aux destinées d’un établissement public de rayonnement international. Mais la jalousie de grincheux jaloux avait bloqué l’aboutissement ! Est donc nécessaire l’accueil de jeunes étrangers intelligents pour compenser ce crétinisme ambiant. Il convient donc créer une “procédure souple de délivrance de visas aux étudiants, aux chercheurs, aux artistes et aux travailleurs étrangers, en particulier dans les secteurs en tension »(p.17). Le “en particulier” laisse songeur. Que sont ces secteurs en (haute) tension : Vaux-en-Velin, les quartiers Nord, Sidi Bouzid ? L’auteur ne répond pas à cette question.

    Et l’argent ? Coulant désormais à flot – il suffit d’ouvrir la fenêtre et de tendre la main -, il doit être notamment utilisé dans les « mesures d’accompagnement » qui révèlent alors tout leur jus parodique : “Le nombre de Français sous le seuil de pauvreté sera ramené de 7 à 3 millions”(p.19). Et s’il en reste plus ? On les pique ! Idem pour les NTIC. “75 % des Français seront devenus utilisateurs réguliers d’Internet”. Et si le quota n’est pas atteint ? ceux qui résistent seront placés en camp de redressement. Et le tourisme ! “Une fréquentation touristique atteignant plus de 90 millions de visiteurs annuels.” Et si on n’atteint pas les quotas ? on achètera des touristes en Chine en leur faisant des prix de gros, allez hop, Chose à faire n° 113, notez Simone, il faudra « simplifier la politique d’obtention des visas touristiques pour certains pays émergeants dont le nombre de touristes croît massivement comme la Chine. »(p.100) Ah, penser à faire une note pour hortefeux.

    Et enfin, point d’orgue de ces objectifs, attention, on se reconcentre, si j’ose dire, “l’écart de l’espérance de vie entre les plus favorisés et les plus défavorisés sera réduit de un an”.(p.241) 10 pages avant la fin, c’est l’apothéose, le feu d’artifice final. Attardons-nous un instant à ce feu de Bengale conclusif :

    Les shadoks adorent les mathématiques comme on peut le voir ici, rendons leur l’hommage d’un peu de calcul. L’objectif est donc de réduire l’écart de l’espérance de vie entre les plus favorisés et les plus défavorisés de un an.

    Bien. Prenons une population dans laquelle la différence d’espérance de vie entre les d’en-haut (notés par la suite A.D pour “avec dents”) et les d’en-bas est de 9,5 ans. Il faut donc passer à 8,5 ans, soit, si l’on veut atteindre l’objectif sans trainailler inutilement, supprimer, un million de personnes dans la catégorie des “je suis vieux et je vous emm.rde” sur une population concernée de neuf millions et demi d’individus. Ne compliquons pas ce qui est simple, les deux façons évidentes d’arriver au résultat sont :

  • soit chaque année piquer tous les A.D de plus de 75 ans. (Il y a comme toujours un problème d’initialisation du process, certains A.D pouvant « normalement » vivre très vieux. Peut-être un plan « Soleil-vert », pour une durée limitée et non renouvelable, comme la carte grise en son temps, pourrait être activé.)
  • soit prendre une tranche d’âge, par exemple les 55-60 ans, qui coûtent relativement cher (chomeurs payés, travailleurs détaxés..), et en piquer suffisamment pour être tranquille sur une période qui reste à déterminer (5 ans, 10 ans).
  • Note 1 : plutôt que de se livrer à un piquage discret et honteux façon Soleil Vert proposé ci-dessus, on pourrait intégrer ces événements à des reconstitutions historiques genre Le Puy du Fou, avec des exécutions véritables, ce qui aurait pour effet une remise en marche des guillotines et reconstitution de la nuit de l’Abolition des Privilèges. La boucle vertueuse qui signale son libéralisme réussi serait activée : tourisme en hausse, relance de l’artisanat traditionnel (fabrique de sans-culotte, restauration de charrettes et de piques, chorales de chants révolutionnaires) et d’aide à la personne handicapée (aider une personne sans tête à descendre un escalier, ramassage de têtes coupées, etc.)

    Note 2 : On négligera dans une première approximation le fait que depuis 1955, date où l’INSEE a commencé ses mesures, l’écart d’espérance de vie entre les plus et les moins aisés n’a cessé d’augmenter. Il peut cependant être judicieux, si l’on veut anticiper certaines difficultés pour cette CHOSE A FAIRE, de prévoir des remorques légèrement plus longues que celles utilisées durant la période dite révolutionnaire.

    Note 3 : Une version initiale prévoyait un traitement équivalent pour la différence d’espérance de vie homme/femme qui ne cesse elle aussi de croître, mais cette

    « Chose à faire n° 317 - Supprimer le nombre de femmes nécessaire à la réduction d’un an de la différence d’espérance de vie entre les hommes et les femmes »

    parfois appelée motion TSB (Tout Sauf Butler), n’a finalement pas été retenue, bien que la commission soit, fort logiquement, l’intelligence étant une composante nécessaire au travail de la commission, composée de 38 hommes et 9 femmes, groupe habituellement interpelé par l’amical rappel « et les potiches, elles sont où ? - suivi du non moins rituel et rigolo « je crois qu’elles préparent le café ».

    Remarque terminale sur l’écart d’espérance de vie, la ceinture de sécurité risque de ne plus suffire, vérifiez la présence des airbags avant de poursuivre : il y a bien sûr urgence, et je serai A.D assez âgé, je commencerai à trembler, qu’on en juge : “Si les conditions externes se dégradent, il faudra, pour atteindre ces mêmes objectifs, aller plus vite encore dans la mise en œuvre de ces réformes.”(p.20) Les vieux, je veux pas vous faire peur, mais regardez qui frappe avant d’ouvrir.

    Une conclusion trépidante

    Le bouquet final peut venir. L’auteur pousse pour finir le secrétaire du rapport dans un délire de toute-puissance absolument réjouissant : “Le peuple attend que la Très Sainte Réforme soit conduite tambour battant.”(p.20) Attention, tout doit être fait dans les meilleurs délais : « Le Miracle ne peut aboutir que si le Petit Trépidant et son Adorable Fion approuvent pleinement les conclusions de ce rapport, le soutiennent publiquement, dès maintenant, personnellement et durablement, en fixant à chaque courtisan des missions précises.”(p.20) Tout ça doit être plié dans les quinze mois qui viennent.

    Vous pouvez refermer le livre, là, vous êtes à fond, bouleversé, revigoré, une patate d’enfer.

    Une petite et trop rapide synthèse avant que vous ne vous précipitiez chez votre libraire. Ce livre est un miracle de la littérature comme il ne s’en produit que deux ou trois par siècle. Si bien écrit qu’une lecture rapide a pu d’ailleurs entrainer certains critiques dans une analyse « sérieuse », comme s’il ne s’agissait pas d’une vaste plaisanterie. On peut trouver les traces de cette lecture au premier niveau dans certaines analyses qui l’ont pris pour vrai – lecture trop rapide, parti pris à l’égard de l’auteur ? -, erreur qui n’est pas sans rappeler la sinistre affaire Botul, piège honteux où un des membres les plus éminents et les plus respectables de l’intelligentsia française s’est fait prendre.

    La méprise est d’autant plus surprenante que la dimension majeure du texte - à savoir cette exigence nécessaire à toute oeuvre véritable, ce point a déjà été signalé par un autre auteur dans le passé d’être totalement invraisemblable - le range d’emblée dans la catégorie des oeuvres fondatrices de l’humanité, à côté du Quijote, de la Baghava Gita et du Projet de Constitution Européenne. La dimension délirante du texte – et c’est d’ailleurs là, il faut le reconnaître malgré l’enthousiasme à la lecture du livre, la faiblesse, s’il fallait en trouver une, de ce texte : poussé à l’excès, le caractère psychopathe du secrétaire risque de perdre toute crédibilité - explose lors des affirmations relatives à la mission divine de ce travail, dans un délire de toute-puissance qui ne trouve d’équivalent que dans le Zarathoustra. La comparaison du style des deux textes, par bien des points équivalents, se fait, il faut malgré le plaisir pris à sa lecture quand même le noter, à l’avantage du texte nitzschéen, celui qui nous intéresse ici souffrant parfois d’une certaine sécheresse, vraisemblablement due au type litttéraire choisi : une parodie de rapport d’expert. On pourra gommer cette différence en s’imbibant préalablement d’un demi-litre d’alcool fort, et on évitera de lire le livre seul si l’on est sujet à des attractions morbides.

    Au final, et malgré cette dernière réserve, cette production apporte à notre trésor littéraire non seulement francophone mais encore mondial et même interstellaire - après la traduction en raélien déjà disponible dans tous les duty free de la galaxie, un exemple en churyumov-gerasimenkonien devrait bientôt être livré par Philae sur la comète67P - un livre qui est à la fantasy ce qu’Alice va à la campagne fut au polar et Les malheurs de Sophie à la littérature SM : un monument après lequel il y aura un avant, une expérience bouleversante qui modifiera votre champ de perception.

    Levons enfin un mystère. L’auteur est en fait un geek fameux connu dans la logosphère sous le pseudo de jack l’hirsute. Malgré une attente très vive de la population, il n’a pu faire directement le don de son corps à l’humanité, pour des raisons tant légales que prophylactiques. Pour compenser ce manque, il a décidé de rendre son texte, comme l’ensemble de son oeuvre, librement téléchargeable.

    En attendant de le voir intégré au Patrimoine Mondial de l’Humanité, on trouvera ce monument littéraire ici. Imprimé, il méritera de figurer dans la bibliothèque de tout honnête homme du XXème siècle n’en finissant pas de délivrer ses effets délétères dans les premières années du nouveau millénaire. Oui, il nous faudra reparler de l’honnête homme moderne, dont on n’a fait qu’ébaucher ici le portait. Courageux, efficace, déterminé, volontaire. Et dont la main, au moment de passer à l’acte, ne tremble pas.